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Les année noires du journalisme algérienPendant les années 1990, les journalistes algériens étaient pris entre deux feux. Ils n’étaient épargnés ni par la folie meurtrière des terroristes islamistes, ni par la rage d’un régime militaire aux abois et prêt à tout pour perpétuer son pouvoir. Depuis l’assassinat de Tahar Djaout en 1993 et en moins de dix ans, une centaine d’autres journalistes a connu le même sort tragique. Brahim Hadj Slimane consacre son dernier ouvrage aux journalistes à qui la terreur n’a pas fait déposer les plumes. 


Les Années noires du journalisme en Algérie ne fait pas dans le lamentoet ne cède pas à la tentation des condamnations tous azimuts. Loin de là, l’auteur garde toute sa raison. Ses interlocuteurs, les acteurs du terrorisme intégriste ou étatique et les journalistes assassinés sont souvent considérés à travers les idées dont ils étaient porteurs. Brahim Hadj Slimane veut comprendre comment l’Algérie a été amenée à vivre cette tragédie. D’un point de vue historique, il témoigne sur une période souvent abordée par des gens habitués à souffler dans « les trompettes de la renommée » ou par des auteurs qui s’adressent à l’Occident, particulièrement aux médias français, quitte à adapter leur récit aux attentes et aux préjugés de ces derniers. Hadj Slimane ne fait rien de tout cela. Il interroge son lecteur et il parle de l’Algérie telle qu’il l’a vécue, sans proposer de réponses tranchées ni définitives. Contrairement à certaines lectures hâtives de l’actualité algérienne, ce journaliste sait que le pire n’est pas passé.
La première partie de cet essai se rapproche du journal de voyage. L’auteur a sillonné son pays de mars 1998 à octobre 1999. Ce tour d’Algérie a eu lieu après les grandes tueries de 1997, généralement imputées aux militaires, et dans une période transitoire où les décideurs ont éloigné du pouvoir Liamine Zeroual pour le remplacer par Abdelaziz Bouteflika. La description du voyage alterne avec des références à l’actualité immédiate tirées des médias nationaux et étrangers. Mais le coup de maître stylistique du journaliste est de nous faire vivre la rapidité de l’évolution du cours de l’Histoire en Algérie. On comprend alors facilement le rapport des Algériens aux événements historiques dont il est difficile de saisir, dans le présent de leur déroulement, les véritables tenants et aboutissants. L’auteur donne une date et signale brièvement l’événement marquant du jour, avec une distance consternante qui met sur le même plan toutes les formes de violence. Entre une commande « d’étiquettes pour slips » à un publicitaire, dont l’entreprise survit difficilement, et une conférence de presse du candidat à la présidence Abdelaziz Bouteflika, l’auteur rappelle la routine meurtrière et le massacre, la nuit du 25 au 26 décembre 1998, de 22 personnes à El Bayadh et de neuf militaires à Oran. En fait, les Algériens sont cernés par les violences dans un pays à la dérive où tout leur échappe. Brahim Hadj Slimane décrit bien ces violences : emprisonnement des cadres économiques pour leur honnêteté, infiltration des partis de l’opposition et exil forcé de leurs militants, répression des syndicats, trafics de drogue, pauvreté… Ainsi, l’auteur nous donne à lire davantage ce qui a favorisé le succès du FIS à rassembler autour de lui que la réaction de ses militants après l’interruption du processus législatif. C’est ce qui ressort, par exemple, du parcours de Yacine Napoli dont le portrait nous est dressé dans les premières pages de l’ouvrage. Le plus intéressant dans cet ouvrage, ce sont, sans doute, les entretiens réalisés par l’auteur avec des personnalités politiques et des journalistes, étoffant l’ouvrage en matière d’analyses de la situation politique algérienne. 
La deuxième partie du livre, intitulée « Les écrivains publics », est justement consacrée aux journalistes. L’auteur leur demande leur interprétation des années noires, les raisons qui les ont maintenus en Algérie malgré leur vulnérabilité ou qui les ont poussés à l’exil. Il les interroge surtout sur leur rapport à la mort après ce qu’une loi algérienne appelle « la tragédie nationale ». Le récit de Djemaâ Mazouzi est sans doute le plus édifiant à ce sujet. Cette journaliste du quotidienLa Tribune est entrée dans le métier alors que deux de ses amis journalistes venaient d’être assassinés. Elle explique : « Au début des assassinats, je paniquais parce que je n’étais pas habituée à la mort. Je ne sais pas si on s’y habitue… Si, si, on s’habitue à la mort. Mais je n’avais jamais vu de mort et les premiers que je voyais, c’était des artistes. Mes premiers morts, c’était ceux-là. En fait, de quoi avais-je peur ? J’avais peur lorsque j’allais à des enterrements, avant la mise en terre, lorsque le corps était exposé. J’avais toujours peur de voir le mort, posé là. » Avec cette franchise et cette modestie qui caractérisent tous les interlocuteurs de Brahim Hadj Slimane, Rachid Hamdad exprime son sentiment après qu’il a échappé par un « hasard miraculeux » à un attentat : « Je me sentais mi-sé-rable. Non, ce n’était pas de la peur. Je me sentais comme un petit lapin qu’on attendait pour [le] cueillir. »Grâce à cet ouvrage et à ses entretiens, on peut imaginer l’atmosphère tendue dans laquelle les journalistes algériens accomplissaient leur métier dans les années de plomb. 
Tout en regrettant le manque de sérieux de l’éditeur qui n’a pas fait son travail de relecture et même s’il est difficile d’être d’accord avec toutes les analyses de la vie politique algérienne livrées par l’auteur et par ses interlocuteurs, Les Années noires du journalisme en Algérie est important à plus d’un titre. D’une part, il porte sur une période que le pouvoir algérien veut frapper du sceau de l’amnésie alors que toutes les difficultés sociales et culturelles qui ont rendu possible l’élection du FIS sont plus que jamais d’actualité dans un pays où le fossé entre gouvernants et gouvernés n’a jamais été aussi grave. D’autre part, Brahim Hadj Slimane donne des pistes pour comprendre comment un parti intégriste, en s’appuyant sur la révolte populaire contre un État méprisant en place, peut rapidement devenir la première force politique du pays, quand bien même il se dit intéressé davantage par la violence que par les solutions politiques aux problèmes des citoyens.  Ali Chibani


Tag(s) : #Parutions
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